La mort sur toile

À première vue, Jeune artiste songeuse de Gustaf Wappers semble une scène charmante et gracieuse, se déroulant dans le décor d’un atelier d’artiste du XVIIIe siècle. La palette de couleurs claires — blanc, bleu ciel et rose — évoque les scènes légères du rococo. Mais si l’on regarde de plus près, on remarque le regard sombre et chargé de tension de la jeune femme. Elle a interrompu sa peinture et fixe le vide d’un air absent.
Fille de peintre
Sur la toile inachevée posée devant elle, de petits angelots ailés voltigent joyeusement dans les airs : ce sont des putti, de petits dieux de l’amour. Ils dansent, jouent, célèbrent l’amour. Mais pas tous. L’un d’eux porte un masque en forme de crâne et s’apprête à transpercer ses compagnons de jeu avec une flèche. Que se passe-t-il ici ? L’artiste en rêverie pleure-t-elle un amour perdu ? Exprime-t-elle dans son tableau en cours son propre chagrin amoureux ?

Putto au masque de mort

Le long couteau tranchant
Lorsqu’un dessin préparatoire de la peinture réapparut dans une collection privée à Anvers, l’œuvre de Wappers put enfin être interprétée avec plus de précision. Ce dessin fait partie des trois esquisses préparatoires mentionnées dans le catalogue de vente de la succession de Wappers sous le titre La fille du peintre Van Loo. Le modèle de la jeune artiste aurait été Caroline van Loo, fille du peintre Carle van Loo (1705–1765), dont Arsène Houssaye retraça la vie en 1842 dans le prestigieux magazine français Revue des Deux Mondes. Il y décrit Caroline comme une jeune fille pâle, douce et mélancolique, qui préfère passer ses journées à lire et à rêver. Un matin, son père la surprend dans l’atelier : elle est en train de dessiner la mort, avec ses propres traits. Quelques jours plus tard, Caroline meurt. Même les meilleurs médecins de Paris n’ont pas pu la sauver. Pour Carle van Loo, c’est clair : la passion de Caroline pour la lecture est la cause de sa mort.
Personnage inventé
Pour un artiste romantique comme Wappers, cette histoire tragique, pleine de Weltschmerz et de désir de mort gefundenes fressen, était une aubaine. Il résume toute l’histoire dans une scène décisive où il capte, avec subtilité, la tension dramatique de la fin de Caroline. Il se permet une liberté poétique : Caroline ne meurt pas d’une mystérieuse maladie, mais se suicide. Sur le plancher en bois de l’atelier, parmi les pinceaux, il dépose négligemment un long couteau bien aiguisé.
Hasard ou non ? En 1857, l’année où Wappers peint cette toile, paraît le roman retentissant Madame Bovary de Gustave Flaubert. Emma, le personnage principal, est une jeune femme de médecin de province qui se donne la mort, déçue par la vie et l’amour. Tout comme Caroline, Emma est une lectrice avide, consumée par son désir d’une autre existence.
Plus tard, on découvrira qu’Houssaye n’était pas un biographe fiable. Il mélangeait allègrement faits et fiction. Caroline s’avère être un personnage inventé. La véritable fille de Carle van Loo s’appelait Marie-Rosalie et mourut elle aussi tragiquement à l’âge de 21 ans, des suites de complications liées à l’accouchement.
Cet article a été publié précédemment dans ZAAL Z, le magazine du musée. Pour seulement 35 euros, recevez quatre éditions qui vous plongeront dans le monde fascinant du musée et de sa magnifique collection.