Une nouvelle discipline artistique ?

Le XIXème siècle est marqué par un véritable renouveau de la mécanique, comme l'invention de la photographie. Depuis des siècles, les artistes mettent à profit des dispositifs pour créer des tableaux, tels que les « machines à dessiner » d'Albrecht Dürer (1471-1528), ou encore la camera obscura. Toujours est-il qu’avec ces dispositifs, il revient à l’artiste de reproduire l’image, or que là, les appareils photo s’en chargent. Fin de l’art… ou pas ?

tekenhulpmiddelen
Tekenhulpmiddelen - Links: de tekenmachine van Albrecht Dürer - Rechts: Camera Obscura

Voici le cœur du débat qui fait rage au XIXe siècle. Selon les uns, la photographie ne possède pas cette âme indispensable à tout véritable art. Selon les autres, la photographie doit prendre la tangente du monde marchand et revendiquer sa place de discipline d’art. En tant que génie créateur, l'artiste avait progressivement acquis un statut nouveau. Devrait-il alors désormais retourner au rang de statut d’artisan ?

En dehors du monde de l'art, la photographie suscite plus d’engouement. Le gouvernement fait photographier les monuments, l'armée les champs de bataille, la police les prisonniers, les usines leurs marchandises et les fortunés eux-mêmes. La photo est partout ! Nette et hyperréaliste. Sauf que c’est justement ce réalisme qui pose problème aux certains critiques. Le monde de l'art en est déjà suffisamment envahi par ces tableaux de paysans et de mendiants.

Schilderij Keizer Karel als kind van Jan Van Beers
Historiestukken - Jan Van Beers maakte grote sier met zijn historiestukken in België, Parijs reageert lauw.

Quête de gloire

En 1878, Jan Van Beers, homme flamboyant qui s’habille parfois comme Antoine van Dyck, s’installe à Paris, prêt à conquérir l'épicentre de l'art moderne. Hélas, les résultats ne sont pas au rendez-vous. La gloire et la richesse convoitées ne lui sont pas apportées sur un plateau d’argent. À Anvers, la ville de ses études, il est le golden boy, l'avenir de la peinture. À Paris, ses peintures d'histoire ne rencontrent pas le même succès. Ce qui ne fait empirer les choses est que, dans son ambitieuse quête de gloire, il se frotte à presque tous les genres existants en mélangeant de préférence différents styles dans le même tableau. Chaque tableau semble être réalisé par un autre peintre, se moque un critique.

Van Beers renonce à toutes ses pratiques anciennes et se dit : ce fut une bonne leçon. Désormais, il se concentre principalement sur des portraits de petite taille,  voire miniature. Des portraits hyperréalistes, exécutés avec une précision extrême et ce, jusqu'au moindre détail. Les femmes, surtout, sont nombreuses à se bousculer à sa porte : allongées sur des canapés, tirées à quatre épingles, plongées dans des rêveries, ou encore, livre à la main. Bingo ! Le succès instantané !

Van Beers se réinvente avec des portraits comme La femme en blanc (KMKSA) et cette jeune femme provenant d'une collection privée.
Van Beers se réinvente avec des portraits comme La femme en blanc (KMKSA) et cette jeune femme provenant d'une collection privée.

Scandale

Août 1881. Cela fait deux ans maintenant que Van Beers travaille comme peintre du beau monde. Confiant, il participe au Salon annuel de Bruxelles en présentant deux tableaux. Le tout petit portrait Lily et Le Yacht -La Sirène, œuvre plus ambitieuse montrant une femme, assistée d'un officier, prête à embarquer sur un canot. Les deux sont peints dans son nouveau style.

Saloncatalogus met de inzending van Van Beers
De catalogus van de Brusselse Salon en de deelname van Van Beers

Puis l'enfer se déchaîne. Trois critiques estiment que sous la couche picturale des deux tableaux, des traces de photographie sous-jacentes sont décelables. La honte ! Comment un peintre de scènes historiques peut-il s’abaisser à un simple retoucheur, à un artisan ? Comment un peintre prometteur peut-il tromper son public ? Et pourquoi n'a-t-il pas fait plus d'efforts pour dissimuler ses combines ? Pourquoi avait-il utilisé la photographie tout court ? Ce n’est certainement pas un exemple pour les nouveaux peintres !

Van Beers riposte

L'artiste, homme fier, fait une proposition à ses détracteurs. Il les autorise à gratter la couche de peinture et si l'accusation est fondée, Van Beers paye une somme d'argent. Aucun des critiques n'accepte la proposition. Néanmoins, le 3 septembre, un inconnu parvient à gratter la peinture au niveau de la tête de la femme de La Sirène, probablement incité par les polémiques qui animent non seulement les journaux, mais aussi de nombreux magazines d'art. Partout en Europe, partisans et adversaires de l'usage de la photographie en peinture s'agitent.

Et Van Beers ? Il constitue rapidement un jury qui doit rendre le verdict décisif. Huit hommes, dont Charles Verlat, professeur à l'Académie d'Anvers, et deux professeurs de chimie et de photographie, rendent leurs conclusions dans un rapport volumineux. Des conclusions telles que :

1. Là où la couche de peinture a disparu, les membres du jury voient un dessin sous-jacent à l'encre.

2. La richesse des détails de La Sirène est trop grande pour être simplement une photographie repeinte.

3. Le tableau a un format et des proportions qui diffèrent de celles des photographies.

Pour résumer : Jan Van Beers est un honnête homme.

Lucien Solvay, de La Gazette, et l'un des trois premiers critiques, n'est pas convaincu. Pour lui, il n’est pas prouvé que Van Beers n'ait pas utilisé une photographie comme outil de référence, en la calquant par exemple.  

Van Beers en a ras le bol et poursuit Solvay en justice pour diffamation. Le juge est formel : quelqu’un qui expose s'expose d’office aux critiques. Selon le tribunal, Lucien Solvay a le droit de remettre en cause les méthodes de Van Beers. De plus, Van Beers ferait mieux de ne pas se plaindre de la diffamation : grâce à l'affaire Van Beers, il a, en temps record, été propulsé de peintre en marge au rang de star.

Postkaart van La Sirène uit de collectie van het Letterenhuis
La Sirène - Postkaart van De jacht - La Sirène, Collectie stad Antwerpen, Letterenhuis

Après le procès

Et, en effet, la popularité de Jan Van Beers atteint son apogée après le procès. Fortuné et célèbre, exactement ce dont il rêvait, il construit une maison gigantesque à Paris en 1892 dont il décore, à l’abri des critiques, chaque pièce dans un style différent, ornée de détails excentriques et coquins.

Il garde Lily et La Sirène afin de pouvoir continuer à les exposer. En 1887, ces œuvres disparaissent sans laisser aucune trace. Seule une carte postale de La Sirène subsiste. Aujourd'hui, plus personne n’est en mesure de pouvoir contrôler s'il avait fait la peinture à partir de substrats photographiques.

Cependant, nous savons avec certitude que Van Beer utilisait des photographies pour certaines de ses œuvres. Par exemple, son portrait du musicien Peter Benoit, dont la photo de référence existe toujours.

de fotografische tegenhanger van het portret van Peter Benoit
De componist Peter Benoit van Jan Van Beers uit de collectie van het KMSKA

Vers la photographie d'art

Et la photographie ? L'affaire Van Beers soulève ouvertement le tabou qui entoure la photographie. De nombreux peintres de l'époque se servent de la photo mais tant que personne ne l’ébruite, la plupart des cercles artistiques l’acceptent. Après tout, les avantages sont évidents. Plus de longues séances de pose, toujours un moyen mnémotechnique à portée de main et puis, une façon rapide pour reproduire les œuvres d'art. Les photos sont souvent brulées après usage, question de laisser intacte l'aura de l'artiste de génie.

Quant aux photographes, ils poursuivent leur quête afin de donner un aspect pictural à la photographie. Ils se livrent à des multiples tests expérimentaux afin d’essayer de manipuler le résultat final et d'obtenir un résultat pittoresque, et, par la même, être un artiste et non le prolongement d'un dispositif.

Een fotografisch portret van Julia Margaret Cameron
Kunstige fotografie - Pionier Julia Margaret Cameron slaagt erin de fotografie een kunstig elan te geven

Entre-temps, la demande de tableaux (hyper)réalistes décline. Après tout, dans ce domaine la photographie peut l’emporter sur la peinture. Les artistes s’attachent à saisir la couleur, optent pour la fantaisie et l'expression, ou du moins, jusqu'au XXe siècle, époque où diverses formes de réalisme réapparaissent. Rappelez-vous Andy Warhol, ou encore l'hyperréalisme des années 1960 et 1970. Mais la question centrale demeure : qu’est-ce qui compte le plus : le résultat ou le cheminement ?